The Sea Frogs
Trois voiles, et deux grenouilles.
Ou comment se retrouver à bord d’un voilier presque par hasard, et quelles en ont été les conséquences.
Puisqu’il faut bien commencer quelque part, laissez moi vous présenter l’équipage des Sea Frogs et leur projet aussi beau qu’improbable.
Les Sea Frogs sont un groupe de cinq amis qui ont rassemblé leurs économies pour acheter un vieux voilier de 13 mètres de long qu’ils ont remis à neuf, de la cale à la hune, de la poupe à la proue.
Ce navire, jaune d’un côté, vert de l’autre, porte désormais le nom de «Gustave». Un choix anodin qui n’en est pas un : «gust» se traduit par «rafale» en allemand, la langue maternelle d’un des membres de l’équipage.
Et Gustave sonne aux oreilles des anglophones comme «good stuff».
Voilà bon un moyen d’annoncer la couleur à l’internationale. Leur projet n’est ni plus ni moins que de parcourir le monde, en invitant joyeusement les voyageurs rencontrés au hasard à partager un bout de chemin avec eux.
Cela faisait quelques mois que le groupe naviguait dans les îles de la Méditerranée, s’éloignant de l’Italie pour se rapprocher toujours plus du détroit de Gibraltar et la porte de l’Atlantique. J’avais eu vent du navire par un réseau social bien connu, et décidais de modifier mon itinéraire pour tenter ma chance. Un peu comme une bouteille à la mer. Après tout, ils avaient l’air abordables, et c’était l’occasion rêvée d’essayer une première expérience de navigation.
Il fut convenu que nous nous retrouvions au port de Palma de Mallorca, où les Sea Frogs avaient jeté l’ancre depuis deux semaines déjà.
Me trouvant alors à Barcelone, c’est en ferry que je fis la traversée. D’ailleurs, c’était la première fois que je mettais les pieds sur une machine de ce genre. Pour moi, jusqu’à maintenant, un ferry c’était un grand bac à moteur pour traverser les lacs ou les fleuves. Mais pour traverser la Méditerranée, cette embarcation était un vrai Titanic. Un immeuble flottant, monstrueux hôtel de métal qui avançant sous une pleine lune projetant son ombre argentée sur la mer.
Si j’avais pensé que traverser de nuit me permettrait d’économiser une nuit d’auberge, il s’est avéré que l’excitation de la nouveauté ne m’a pas beaucoup laissé dormir cette nuit-là.
C’est donc ainsi que le ferry accosta à Palma, et que je fis la rencontre de Cédric et Paulin, les deux seuls marins restés à bord du Gustave. On approchait de la période des fêtes, et le reste de l’équipage était retourné passer du temps en famille après les premiers mois de navigation.
Le premier, Cédric, du même age que moi (26), est un athlète qui navigue sur des voiliers depuis l’enfance. Paulin [popi_fren], le second, plus jeune de quelques années, s’est lancé dans l’aventure de la voile en embarquant sur le Gustave.
A peine nous étions-nous rencontrés que, profitant d’un vent favorable, nous levions l’ancre en direction de l’île d’Ibiza pour une traversée qui durerait toute la journée.
Quelle délicieuse excitation que de voir les voiles se gonfler brusquement dans un claquement, et déplacer l’équivalent d’un petit appartement sans dépenser une seule goutte de carburant !
C’est là qu’est intervenu un premier problème.
Ce n’était pas la première fois que je mettais les pieds sur un bateau, loin de là. Mais que ce soit pour l’exploration ou la plongée, jamais je en m’étais beaucoup éloigné des côtes, et n’avais jamais eu à souffrir du mal de mer.
Étais-ce le large, les vagues, le manque de sommeil, ou les trois ? À défaut d’une meilleure expression, j’ai repeint la coque.
Nous avons jeté l’ancre dans une baie après le couché du soleil, et nous sommes réveillés le lendemain dans un décor digne d’une vie de pirates du XVIe siècle.
Fort heureusement, l’inconfort avait fortement diminué le deuxième jour, et totalement disparu le troisième, me laissant profiter de la vie à bord que l’on pouvait résumer ainsi :
Tenir le gouvernail pour maintenir le cap, tirer de toutes ses forces sur de nombreux cordages pour piloter les voiles, cuisiner de bons petits plats dignes d’une maison de campagne, discuter de tout et n’importe quoi autour d’une bière ou d’un verre de vin, lire, écouter de la musique, pêcher, ou tenter d’apprendre l’espagnol. Ced et Pop’s sont de véritables aventuriers et très débrouillards.
Passer du temps avec eux m’a rappelé que le nombre de choses à voir, faire, et apprendre qui en valent la peine est si vaste qu’il en donne le vertige.
La navigation par exemple, est une science qui est tout sauf intuitive au début. Vous saviez par exemple qu’un voilier pouvait à quelques degrés près avancer dans le sens contraire du vent ? Voir même le remonter complètement en faisant des zigzags ? Que ce n’est pas grave si le bateau est penché de 20 degrés sur le flanc ? Dans ces conditions, en étant assis parfaitement droit, on peut jeter une balle devant soi et elle nous revient dans les mains.
Le climat d’hiver méditerranéen rendait la température douce, mais la mer glacée et parfois agitée.
Nous naviguions dans les îles, jetions l’ancre dans les endroits qui nous faisaient envie, et partions explorer les terres. Nous avons mangé des champignons sauvages, escaladé des falaises et des ruines, exploré des villas abandonnées, visité une Ibiza déserte, fait plusieurs rencontres intéressantes, et vécu des situations complètement absurdes.
Ma préférée a été de traverser la baie d’Ibiza à la rame au milieu de la nuit, en compagnie d’un sud-africain et d’un polonais rencontrés sur un navire voisin quelques heures plus tôt, le tout en étant complètement bourrés. Le genre de situations qu’il est difficile de planifier.*
J’ai appris qu’il y avait des gens dont le métier était de piloter le bateau d’un acheteur d’un bout à l’autre du monde pour le remettre à son propriétaire. J’ai aussi appris qu’on pouvait faire la vaisselle avec du marc de café, que la première étoile à apparaître dans le ciel est en fait la planète Vénus, ou encore que le Cap Vert était le meilleur plan où trouver un bateau pour traverser l’Atlantique.
Nos aventures ont duré deux semaines, avant de finalement mettre le cap sur la côte Espagnole. La traversée depuis les Baléares jusqu’à Cabo de Palos durera plus de 30 heures. Un long trajet avec peu de vent, où il fallait malgré tout rester vigilants. Comme il fallait toujours un membre à la barre, impossible de tous dormir en même temps.
Mais tenir le gouvernail sous un dôme d’étoiles incroyablement net qui s’étend dans toutes les directions jusqu’à l’horizon, c’est une sensation difficile à oublier.
Quand nous sommes arrivés dans le port de Carthagène, j’ai renfilé mon sac à dos et ai fait aux gars des adieux maladroits. J’ai presque immédiatement regretté de ne pas être resté plus longtemps.
Les nuits suivantes, j’aurais juré que mon lit d’auberge se mettait à tanguer.
Fort de cette nouvelle expérience, le nouveau plan était de traverser lentement l’Andalousie (par la terre) pour arriver au Maroc par Gibraltar. Le notions d’espagnol apprises à bord allaient se révéler utiles.
Pour conclure, ces aventures ont confirmé un certain nombre de mes intuitions : effectivement, quand on essaie des choses, ça paye. Ensuite, j’ai encore beaucoup à apprendre, mais sortir de ma zone de confort c’est faire un pas dans la bonne direction. Et finalement, la nouveauté, on y prend goût. Et quand on sort de cette zone de confort, elle s’étend de plus en plus : il est soit plus facile d’y retourner, soit plus facile de rester en mouvement.
PS : Allez suivre le reste des aventures de SeaFrogs sur leur page. Et si vous êtes dans les parages, allez donc leur faire un signe. Vous ne le regretterez sans doute pas.*