Premier chapitre d’un recueil d’aventures en Polynésie

S’il est une région que je ne m’attendais pas à visiter de si tôt, c’est bien la Polynésie française. A ce jour, c’est l’endroit le plus loin de chez moi où je n’ai jamais été, et qui le restera certainement pour toujours à moins de partir explorer d’autres planètes.

Avant qu’une amie backpacker [@alek.sia] ne la mentionne comme possible destination, la Polynésie n’était qu’un vague concept, regroupant quelques termes comme «Tahiti», «Cocotiers», «Eau turquoise», et autre «Hôtels de luxe sur les plages de sable blanc de Bora-Bora». Un repaire d’officiers militaires à la retraite, ou de couples fortunés en lune de miel.

En bref, c’était loin, un peu mystique, et rangé dans les «Peut-être que j’irai un jour, mais les 24 heures d’avion ne m’enchantent pas de toutes façons»

Sauf que dans le contexte épidémique de fin 2020, les destinations possibles se faisaient rares. Avoir la bougeotte voulait dire se résigner, ou considérer de nouvelles options.

Déjà, c’était le paradis de la plongée. Mais aller aussi loin signifiait de pas rentrer avant plusieurs mois, et si j’avais retenu quelque chose de mes voyages dans les îles scandinaves, c’est que le coût de la vie peut être un sérieux obstacle. Et la plongée, c’est magique, mais coûteux.

Qu’importe, un free-lance peut travailler à distance, ou trouver un job sur place si besoin.

Ensuite, les cinq archipels qui constituent la Polynésie ont tous leurs particularités. Il y a de la ressemblance mais aussi de la diversité qui pourrait justifier un voyage sur le long terme. Les 118 îles sont étalées sur une superficie aussi grande que l’Europe, si il était possible d’embarquer à nouveau comme équipier sur un voilier, ce n’étaient pas les aventures qui allaient manquer.

À l’heure de cet article, cela fait environ six mois que je parcours les îles, toujours en compagnie d’Alexia.

Et les aventures ont été nombreuses, sur terre, en mer, sous la mer, et même dans les airs.

Voici l’une de celles qui valent la peine d’être racontées :

Ce doit être le plus jeune pirate que j’ai jamais vu.

Les choses sérieuses ont commencé lorsque le vieux Abee, habitant de l’île de Moorea et doyen du mouillage de la baie d’Opunohu, nous présenta Malyck, capitaine du Jonathan-Peckh.
Malyck est un très jeune (20 ans) capitaine, qui a hérité son bateau de son grand-père. Ce dernier étant lui-même un aventurier aguerri, ayant fait plus d’une fois et-demi le tout du monde à bord de son voilier en acier de 13 mètres, mais il avait passé l’âge d’un tel mode de vie. Malyck avait donc repris le flambeau, sans toutefois y connaître grand-chose. Resté seul en Polynésie à bord du J-P, cela faisait maintenant deux ans qu’il vivait à bord en apprenant petit à petit tout ce qui pouvait lui être utile. C’est donc ce personnage peu commun qui nous accueilli à bord de sa maison flottante.

Dès le premier soir, quand le soleil fut couché, nous sortîmes les cannes à pêche et laçâmes à l’eau les hameçons sans appâts en visant un banc de petits poissons noirs que l’on pouvait voir nager autour de la coque.

Malyck en attrapa rapidement plusieurs, puis ce fut mon tour.

« - Ce sont des atoulés. », m’apprit-il. «Ils sont super bons à la poêle !» Il me montra comment les tuer rapidement, en enfonçant une lame de couteau entre les deux yeux sur le dessus du crâne du poisson, puis comment le vider en incisant l’abdomen pour en arracher les entrailles. Il ne restait plus ensuite qu’à utiliser le plat de la lame pour frotter le flanc de l’animal et retirer les écailles, puis le rincer vigoureusement dans l’eau de mer.

« - À ton tour. », fit-il en me tendant le couteau. Ce fut la première fois que je tuais un animal. L’expérience n’était pas plaisante, mais la perspective de préparer entièrement et de manger un poisson que j’avais moi-même attrapé était grisante.

Les atoulés furent ensuite simplement jetés dans une poêle avec de l’huile d’olive et des herbes de Provence. Un vrai régal ! Et le début d’une suite de nouvelles découvertes.

Malyck coiddé d’une casquette de marin tenant fièrement une poile remplie de petits poissons argentés

La vie au mouillage allait se montrer à la fois douce et épuisante. Nous n’avons pas tardé à faire la connaissance des voisins. Parmi eux, un couple de voyageurs qui avaient tout juste acheté un voilier minuscule (et tout jaune), et qui nous proposèrent dès le lendemain de notre arrivée de partir dans les vallées de Moorea. L’idée était de faire le plein de fruits et de légumes sauvages (ou presque sauvages).

Vue plongeante sur la baie d’Opunohu
Un de ces navires est notre maison provisoire

Partie à pieds, la petite troupe tendit le pouce dans l’espoir de raccourcir le trajet. La chance ne tarda pas à nous sourire, car bientôt un pick-up s’arrêta sur le bord de la route. Il était déjà complet à l’intérieur, mais la conductrice nous fit grimper à l’arrière dans la benne.

Ça secoue un peu, mais le vent réveille ! Rapidement, nous arrivons sur les hauteurs, bien plus loin (et haut) que ce que nous aurions eu le courage de faire à pieds.

Après avoir bien profité de la vue, nous remercions les deux filles qui nous ont amené jusqu’ici, et leur proposons sans détours de venir passer la soirée sur le bateau, ce qu’elles acceptent.
A présent, il est temps pour nous de remplir notre mission : faire le chemin inverse, et remplir nos sacs à dos le long de la descente.
La première chose à laquelle il fallut faire attention, fut justement de ne pas remplir les sacs trop rapidement. Plus facile à dire qu’à faire, le bord de la route est jonché d’avocats tombés au sol, plus gros et lourds que ceux qu’on peut acheter en Europe. Les moins abîmés iront combler le fond de la toile, d’autres seront dégustés sur place. Puis, ce fut au tour des papayes, des mangues, des caramboles, des citrons, des ananas, des pamplemousses, et même un imposant régime de bananes que Flo (le capitaine du bateau jaune) parvint à découper en se tenant debout sur mes épaules. Trop lourd pour être transporté tel quel, nous séparâmes les bananes du tronc du régime pour nous les répartir.

Un groupe de jeunes prenant la pose devant le cockpit d’un voilier remplis de fruits
Quel butin !

Les sacs pleins à craquer, nous nous sommes répartis en binômes pour pouvoir être pris plus facilement en stop, et pour nous retrouver plus tard à bord du navire de Malyck . Une fois rassemblés, nous avons immortalisé le butin avant de nous le répartir.

Le soir, nous avons été rejoins par Alison et Manon, les deux filles du pickup, pour une soirée riche en rhum, citrons frais, et récits de voyages.

Vivre sur un bateau au mouillage est, comme dit plus haut, à la fois doux et épuisant. Il est très difficile de résister longtemps à plonger dans l’eau turquoise sur fond de sable blanc, surtout sous le soleil polynésien. Une fois dans l’eau, l’envie prend tout naturellement de descendre explorer les fonds marins, mais on se heurte vite à ses propres limites physiques. Heureusement, l’apnée s’améliore grandement avec la régularité, et l’un de mes exercices préférés devint de descendre le long de la chaîne de l’ancre, et de la parcourir au fond en tirant sur les bras tout en essayant d’aller toujours plus loin.

L’euphorie fut totale le jour où, pour la première fois, je pus aller jusqu’à toucher l’ancre elle-même !

Pour aller à terre seul, le plus simple était d’attraper une rame, enfourcher la vielle planche de surf de Malyck, et pagayer jusqu’à la plage. À plusieurs, nous prenions la petite embarcation annexe et son moteur capricieux.

Le voilier Jonathan-Peck

Aller chercher de la nourriture et de l’eau douce prenait souvent des allures d’expédition. Un matin, le bateau reçu la visite de NJ, un habitant de l’île et ami de Malyck. NJ est arrivé sur son va’a, une pirogue polynésienne longue et fine reliée à un balancier sur le côté gauche. «Je peux l’essayer ?» lançais-je en plaisantant.

«Bien sûr, vas-y ! » me répondit-il avec son accent tahitien, «mais ne pagaye pas trop fort du côté du balancier, tu risques te retourner et de couler. Alors il ne faut surtout pas que tu te retournes !».

Me voici prenant place dans la fine embarcation artisanale, avec à peine la place de s’asseoir, et encore mois de déployer les jambes. J’attrape la rame, et me voilà parti à travers le lagon ! Le va’a est une pirogue très particulière. Avec peu d’effort, elle glisse sur l’eau à grande vitesse, c’est là sa grande force. Mais il n’est pas facile de changer de direction, et se retourner est effectivement très simple. Quand le poids n’était pas précisément réparti et s’accompagnait d’un coup de rame un peu brusque, le balancier se soulevait dangereusement avant de retomber dans l’eau dès qu’on se penchait de son côté.

Malgré tout, on prend très vite goût à parcourir les flots de long en large en glissant sur l’eau comme une anguille.

A partir de ce jour, chaque fois que NJ passait au bateau avec sa pirogue, je lui empruntais pendant que lui sirotait son café.

Un homme en pirogue dans la baie d’Opunohu
On prend vite le coup de main :
Mais un matin, alors que je glissais entre les bateaux au mouillage en pagayant d’un côté ou de l’autre, j’aperçus des connaissances sur le pont de leur propre navire. Je leur fis signe, en entrepris de virer de bord pour les rejoindre.

Étais-ce le sens du courant, un instant d’inattention, ou une mauvaise vague au mauvais moment ? Sans doute un peu tout ça en même temps, car avant que je puisse réaliser ce qui se passait, le balancier passa par dessus l’embarcation, et le va’a se retourna en un éclair.

Je refis surface immédiatement, et jetai le balancier dans l’autre sens, heureusement du premier coup. La pirogue était pleine d’eau, et risquait à coup sûr de couler si j’essayais de remonter dedans. J’entrepris donc d’écoper aussi vite que possible, tout en étant entraîné par le courant jusqu’à un catamaran voisin. Je parvint à attraper la chaîne de son ancre, une chance car à la vitesse où l’eau se vidait, j’aurai été emporté très loin dans la baie avant de pouvoir remonter.

Quand le cockpit fut presque vide, je remontai à bord en me hissant suffisamment vite pour ne pas chavirer à nouveau, et m’éloignai du catamaran. Ouf ! J’allai tout de même rendre visite aux amis marins qui m’avaient vu disparaître, puis retournai sur le Jonathan raconter ma mésaventure. «Tu saignes du pieds» m’informa Malyck. Un rapide coup d’œil, confirma son observation. Je m’étais effectivement lacéré le côté du talon, sans doute en remontant sur la pirogue, mais n’avais rien senti. La blessure, assez profonde, allait mettre des semaines à cicatriser complètement à cause du sel et du sable, et j’en garde désormais une cicatrice en forme de triangle.

Ça n’allait pas être la dernière blessure du voyage, et la lenteur de la guérison allait nous apprendre à redoubler de prudence. Difficile de renoncer à l’eau turquoise et au sable blanc.

Le soir, le ciel dégagé nous laissait parfois admirer la magnifique voûte étoilée de l’hémisphère sud. Alexia et moi prîmes l’habitude de nous installer dans un hamac accroché sur le pont pour les observer. Comme le sens du courant ne changeait pas, la proue du bateau pointait toujours dans la même direction. Aussi, Orion devint notre horloge astrale.

Quand la constellation se trouvait à tribord du génois, la nuit était encore jeune. Mais quand elle passait à bâbord, c’était le signe qu’il se faisait tard.

Souvent, nous allions rendre visite à Guy, le capitaine du catamaran voisin, un vieux loup de mer aux allures de Barbossa. Nous buvions un coup, ou pêchions, en échangeant nos expériences respectives.

Les montagnes de Moorea avec un voilier ancré devant
Des petits airs de Jurassic Park, non ?
Les visiteurs se succédaient également sur le navire de Malyck. Locaux ou marins, voyageurs ou travailleurs.

L’équipage d’un navire de croisière nous fit même une surprise un soir, débarquant leurs membres les plus éméchés sur le Jonathan avant de revenir se joindre à nous un peu plus tard.

Mais qui dit vie à bord, dit aussi navigation ! Nous avons eu plusieurs fois l’occasion de sortir au large, avec le voilier de Malyck ou le catamaran de Guy.
Comme de nombreuses îles de Polynésie, Moorea possède un lagon. S’il s’agit généralement d’un site de mouillage privilégié pour les navires, il faut aussi rester prudent pour y entrer ou en sortir. Les passages sont généralement signalés par des bouées, mais ils peuvent être étroits et se prolonger sur de longs couloirs délimités par des récifs et des coraux acérés.

Les sorties se déroulaient toutefois généralement sans encombre, à l’exception de quelques incidents. Une fois, ce fut la traîne de pêche laissée à la dérive à l’arrière du bateau qui ne refit pas surface après avoir viré de bord. Impossible de la remonter. Ce qui était très mauvais signe, car si elle s’était accrochée à l’hélice, mettre cette dernière en marche risquait de la casser, ou de casser le moteur. Or, rentrer par la passe du lagon était une manœuvre trop délicate pour s’en remettre uniquement aux voiles.

Nous fîmes donc halte en plein océan. J’enfilai des palmes et un masque, et sautai à l’eau pour en avoir le cœur net.

Pour la première fois, je pus contempler le grand bleu.

Immense, envoûtant, comme une dimension à part, mais aussi terriblement intimidant. Comme si des monstres d’un autre monde pouvaient se tapir dans ces immensités aquatiques, dissimulés derrière un bleu profond et uniforme que même le soleil de Polynésie ne pouvait traverser. Balayant autant que possible la pensée des ombres que je croyais voir tourner sous mes pieds, je pus libérer la traîne qui s’était simplement accrochée sous la coque, et que Malyck remonta depuis le cockpit.

Le second «incident» notable impliqua cette fois Alexia et son couvre-chef, une jolie casquette achetée à Moorea quelques jours auparavant.

![Alexia et Malyck à la barre](a_la_barre.jpg ‘“Pirates experts”)

Bien que n’ayant jusqu’alors jamais mis les pieds sur un bateau, Alexia parvenait aisément à tenir la barre et à maintenir le cap désiré. Mais un jour qu’elle se tenait à son poste, une rafale de vent emporta sa casquette, qui tomba à l’eau à l’arrière du navire.

L’occasion était parfaite, Malyck ordonna le bran-le-bas de combat pour une manœuvre «man-over-board !».

L’un d’entre nous devait rester les yeux rivés sur la casquette pour ne pas la perdre de vue au milieu des vagues, et le reste de l’équipage fit virer le Jonathan de bord.

La manœuvre consistait à écrire un «8» avec le bateau, en essayant à chaque passage de rattraper l’âme perdue. La première fois, la casquette passa à quelques centimètres seulement de la perche. La seconde passa tout prêt également. Mais à chaque tentative, il devenait de plus en plus difficile de la garder en vue.

Au quatrième essai, il fallut se rendre à l’évidence : la casquette était perdue, et nous comprîmes que tomber à la mer même par temps calme n’était pas une option.

Mais en dehors de ces évènements, les navigations se déroulaient à merveille, et nous étions plus que prêts à prendre la mer pour rejoindre un nouvel archipel. Notre prochaîne destination devait être Huahine, «L’île des femmes», à environ une journée de voile.

A la fin de la première semaine, un nouveau membre intégra l’équipage : Leandro [@leandritto], voyageur au long terme comme nous, avec qui le courant passa immédiatement. Il devait être acteur de nombreuses aventures à venir.

Les jours suivants furent passés à préparer le départ entre deux soirées arrosées et séances d’apnée ou de relaxation sur la plage.

Mais arrivé au terme de la seconde semaine, il fallut se rendre à l’évidence. Malyck avait de moins en moins envie de quitter Moorea. Alexia, Léo et moi fîmes donc nos adieux au capitaine, avec qui nous avions vécu des moments si riches, et descendîmes ensemble du navire.

Coucher de soleil sur la plage d’Opunohu
Un nouveau commencement

Mais le revers de fortune ne devait pas durer, car si nous ne pouvions rallier Huahine à bord du Jonathan-Peckh, les ressources de Leandro allaient nous permettre de trouver un moyen de transport des plus intéressants…